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JULES VERNE

bruit suspect à mesure que l’aube pénétrait le sous-bois. « J’ai parcouru la berge sur une centaine de pas, reprit John Cort, et je n’ai pas aperçu un seul singe... — C’est de bon augure, répondit Max Iluber, et j’espère employer désormais nos cartouches autrement qu’à nous défendre contre des macaques !... J’ai cru que toute notre réserve allait y passer... — Et comment aurions-nous pu la renou­ veler ? reprit John Cort. Il ne faut pas comp­ ter sur une seconde cage Johausen pour se ravitailler de balles, de poudre et de plomb... — Eh ! s’écria Max Iluber, quand je songe que le bon docteur voulait établir des rela­ tions sociales avec de pareils êtres !... Le joli monde !... Quant à découvrir quels termes ils emploient pour s’inviter à dîner et com­ ment ils se disent bonjour ou bonsoir, il faut vraiment être un professeur Garner, comme il y en a quelques-uns en Amérique... ou un docteur Johausen. comme il y en a quelquesuns en Allemagne, et peut-être même en France !... — En France, Max ?... — Oh ! si l’on cherchait parmi les savants de l’institut ou de la Sorbonne, on trouverait bien quelque idio... — Idiot !... répéta John Cort en protestant. — Idiomographe, acheva Max Huber, et qui serait capable de venir dans les forêts congo­ laises recommencer les tentatives du profes­ seur Garner et du docteur Johausen ! — En tout cas, mon cher Max, si l’on est rassuré sur le compte du premier qui paraît avoir rompu tout rapport avec la société des singes, il n’en est pas ainsi du second, et je crains bien que... — Que les babouins ou autres ne lui aient rompu les os !... répondit Max Huber. A la façon dont ils nous ont accueillis hier, on peut juger si ce sont des êtres civilisés et s’il est pos­ sible qu’ils le deviennent jamais ! — Voyez-vous, Max, j’imagine que les bêtes sont destinées à rester bêtes... — Et les hommes aussi !... répliqua Max Hu­ ber en riant. N’empêche que j’ai un gros

regret de revenir à Libreville sans rapporter des nouvelles du docteur... — D’accord, mais l’important est pour nous d’avoir traversé cette forêt... — Ça se fera... — Soit, mais je voudrais que ce fût fait ! » Du reste, le parcours ne présentait plus que des chances assez heureuses, puisque le radeau n’avait qu’à s’abandonner au courant du rio Johausen. Encore fallait-il que son lit ne fut pas embarrassé de rapides, coupé de barrages, interrompu par des chutes. C’était cette éventualité que redoutait surtout le fore­ loper. En ce moment, il appela ses compagnons pour le déjeuner. Llanga revint presque aus­ sitôt, rapportant quelques œufs de canard, qui furent réservés au repas de midi. Grâce au morceau d’antilope, il n’y aurait pas lieu de renouveler la provision de gibier avant la halte de la méridienne. « Eh ! j’y songe, déclara John Cort, pour ne pas avoir inutilement dépensé nos munitions, pourquoi ne pas utiliser la chair des singes ?... — Ah ! pouah ! fit Max Huber. — Voyez-vous ce dégoûté... — Quoi, mon cher John, des côtelettes de gorille, des filets de chimpanzé, des gigots de mandrille... — Ce n’est pas mauvais, affirma Khamis. Les indigènes ne font point fi d’une grillade de ce genre. — Et j’en mangerais s’il le fallait... dit John Cort. — Anthropophage ! s’écria Max Huber. Man­ ger presque son semblable... — Merci, Max !... » En fin de compte, on abandonna aux oiseaux de proie les quadrumanes tués pendant la bataille. La forêt de l’Oubanghi possédait assez de ruminants et de volatiles pour que l’on ne fît pas aux représentants de l’espèce simienne l’honneur de les introduire dans un estomac humain. Khamis éprouva de sérieuses difficultés à tirer le radeau du remous afin de doubler la pointe. Tous s’employèrent à la manœuvre, qui