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A. MOUANS

« Encore un nœud de perdu, dit la tante en désignant les cheveux d’or dénoués et flottants, cela veut-il dire que tu te sois beaucoup amusée en grimpant là-haut ?

— Oui, tante ; la forêt est si belle, et puis on trotte bien sur la mule de Raybaud.

— Tant mieux pour toi ; il me semble que je ne trouverais pas grand plaisir à me promener loin de notre campagne ! heureusement, elle est assez vaste pour que j’y prenne de l’exercice. Pendant que tu faisais la petite demoiselle, j’ai fait dresser les échalas de nos deux grandes vignes. Le vent qui passait sur les champs de violettes était tout parfumé ; la cueillette va donc commencer ; travaille bien cette semaine si tu veux que je te donne quelques jours de congé pour nous aider. »

D’ordinaire, Irène accueillait joyeusement l’assurance qu’on l’exemptait de ses devoirs pendant les jours de récolte où tout un peuple embesogné de femmes et d’enfants se répandait avec des chansons et des rires dans les beaux champs odorants. Cette fois, elle ne répondit que par un simple signe de tête, puis, s’emparant de ses livres, commença silencieusement à étudier.

Cela ne faisait point le compte de la vieille demoiselle qui adorait les éclats de joie et les bruyantes démonstrations de sa nièce. Aussi, après avoir secoué la tête et froncé les sourcils d’un air mécontent, se mit-elle à tricoter tout en l’observant du coin de l’œil. Au bout de cinq minutes, Irène ne conservait déjà plus l’attitude d’une écolière appliquée ; ses yeux cessèrent de se fixer sur les pages du livre que ses doigts laissèrent échapper pendant que la tête renversée, les regards perdus dans le beau ciel bleu, elle semblait réfléchir à quelque chose de très grave.

« Est-ce qu’ils me l’ont changée chez Thomas ? » pensa Mlle Lissac de plus en plus intriguée.

« Sais-tu ta leçon ? demanda-t-elle, quand Marie-Louise vint annoncer que le souper était servi.

— Je… je crois que oui », balbutia la fillette non sans avoir jeté un coup d’œil inquiet sur les pages à peine parcourues.

Pendant le repas, Mlle Dorothée parla de nouveau de ses champs, de ses vignes, de ses olivettes, des pauvres gens qu’elle secourait et qui venaient lui raconter leurs petites affaires… C’était sa conversation habituelle lorsqu’elle ne pensait pas à la Foux-aux-Roses et sa nièce savait lui donner la réplique d’un air entendu. Mais, ce soir, rien ne se passait comme à l’ordinaire à la bastide Lissac : Irène murmurait des « oui » et des « non », sur le ton d’une personne qui n’écoute pas.

Tout à coup la tante Dor, perdant patience, se croisa les bras et de sa voix la plus grondeuse :

« Ah ça ! veux-tu bien me dire ce que tu as ? Depuis une heure je te raconte des choses intéressantes et tu me réponds comme une poupée articulée…

— Ce que j’ai… mais rien, je t’assure… je… »

Incapable d’achever sa phrase, la pauvre petite se mit à pleurer et cacha son visage sur l’épaule de sa tante.

« Des pleurs, à présent, dit celle-ci encore grondeuse, quoiqu’avec un accent plus doux, je ne te rends pas malheureuse pourtant… voyons, confie-moi ce gros chagrin. »

Irène releva la tête ; elle souriait à travers ses larmes.

« Chère tante Dor, ce n’est pas précisément un chagrin, je ne sais pas comment t’expliquer cela : je suis heureuse et triste en même temps… pense donc, j’ai aperçu Nadine dans une jolie voiture, mais elle ne m’a pas vue…

— Nadine ! la fillette de l’autre jour ?… et c’est pour cela que tu mets tout à l’envers chez moi ! »

Il était clair, au ton de Mlle Lissac, que l’explication de sa nièce avait changé son attendrissement en une violente indignation :

« Voilà ce que j’ai gagné à recevoir poliment ce monde-là, poursuivit-elle ; des gens aimables, je n’en disconviens pas, mais qui auraient mieux fait de rester chez eux !… Si tu veux que je te pardonne cette scène ridicule, va te coucher, tâche de dormir sans pleurnicher et que demain il n’en soit plus question. »