Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901.pdf/147

Cette page a été validée par deux contributeurs.
146
CYRILLE DE LAMARCHE

À LA CAMPAGNE


CANARDS ET PÂTÉS DE FOIE GRAS


Pendant que la poule, active et toujours en éveil, explore de la patte et du bec, pour y découvrir quelques insectes ou quelques menues graines, le tas de fumier qui s’élève dans la cour de la ferme, le canard, moins alerte et un peu gauche sur ses pieds organisés plutôt pour la natation que pour la marche, barbotte de son côté dans les fossés voisins. Il tamise entre les lamelles qui garnissent son large bec l’eau et la vase, retenant pour s’en nourrir les débris animaux et végétaux et les imperceptibles bestioles qui pullulent dans ces cloaques. De tout cela, il fera en quelques mois, dans le mystérieux laboratoire de son estomac, une chair exquise et savoureuse.

Le canard est un animal un peu méconnu et délaissé à tort dans les basses-cours pour sa camarade, la poule, qui ne le vaut pas. C’est en effet le plus facile à élever de tous les oiseaux de la ferme et celui qui produit le plus. Cela tient sans doute au préjugé généralement répandu que les canards ne peuvent s’élever avec succès que s’ils ont à leur disposition une grande étendue d’eau. Or, cela est complètement inexact. Sans doute, le canard se trouve très bien du parcours dans l’eau qui est son élément naturel ; mais il suffit de mettre à sa disposition un modeste bassin ou un simple baquet, et il s’en contente parfaitement, surtout si l’on sait bien choisir l’espèce dont la basse-cour doit être peuplée.

Et, certes, ce ne sont pas les espèces qui manquent. Il y en a de toutes les tailles et de toutes les couleurs. On trouve des canards dans tous les pays du monde, sous toutes les latitudes, dans les savanes équatoriales aussi bien que dans les glaces polaires. Il y en a qui sont gros comme des cygnes, d’autres qui sont gros comme le poing. Les uns sont tout noirs, les autres tout blancs ; quelques-uns ont le plumage orné des dessins les plus fins et les plus élégants : d’autres enfin sont parés de couleurs rivalisant avec celles du paon ou du lophophore.

Tout ce monde ailé fait, à certaines époques, irruption sur nos côtes bretonnes, normandes et picardes. Ne sachant d’où proviennent ces innombrables volées d’oiseaux qui, périodiquement, nous visitent, les habitants de ces plages qui aiment quelque peu le merveilleux ont supposé, dès le xiie siècle, qu’ils devaient naître par des voies plus rapides que les moyens naturels.

D’abord on les a fait sortir du fruit d’un arbre ; on n’est pas précisément d’accord sur l’espèce de l’arbre, quoique d’anciens voyageurs en aient donné la figure exacte, montrant, entre les valves ouvertes des fruits, de jeunes canards naissant. Plusieurs naturalistes ont même affirmé avoir vu, de leurs yeux vu, l’arbre dont les noix, en s’ouvrant, donnaient naissance à ces oiseaux. Est-ce là qu’on doit chercher l’origine du mot « canard » appliqué aux nouvelles aussi extraordinaires qu’inexactes lancées par des gazettes facétieuses ?

Plus tard, on a cru que les canards naissaient du bois pourri et notamment du bois de sapin et des épaves des barques naufragées, ou bien encore de la décomposition des algues et autres plantes marines. Du Bartas, dans son livre sur la création, publié en 1578, s’écrie, plein d’une belle admiration pour la puissance divine :


Ainsi le vieil fragment d’une barque se change
En des canards volants ! Ô changement étrange !
Même corps fut jadis arbre vert, puis vaisseau,
Naguère champignon, puis maintenant oiseau.


Changement étrange en effet, mais qui bientôt ne fut plus assez merveilleux pour l’imagination des braves gens du Calvados qui, aujourd’hui encore, dans beaucoup d’endroits, affirment que le canard naît de l’Anatife, espèce de coquille marine, et qu’ils ont souvent entendu sortir des valves de ce mollusque le bruit du cri des jeunes canards.