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ANDRÉ LAURIE

d’humanité ; mais ceux et celles qui étaient restés au foyer avaient, eux aussi, le vif désir de suivre un si haut exemple. Pour plus d’une raison, cela pouvait devenir nécessaire.

Depuis que le chef était absent, les choses ne marchaient pas à Massey-Dorp aussi bien qu’on aurait pu le désirer. Un à un, tous les serviteurs noirs disparaissaient. Le bruit courait qu’on les engageait en masse tant à Prétoria qu’à kimberley, pour les services de transport. Leur amour du changement n’était pas à l’épreuve de la tentation ; ils partaient sans tambour ni trompette. Il devenait très douteux que les récoltes ou vendanges, une fois mûres, pussent être faites et rentrées. Dans ces conjonctures, était-il bien nécessaire d’attendre à Massey-Dorp qu’elles pourrissent sur place ? Colette, son mari et sa mère ne le pensaient pas, estimant, au contraire, avec M. Weber et Lina, avec Martine et Le Guen, que le plus sage serait d’aller à Prétoria se mettre tous à la disposition de la Croix-Rouge.

Ce que Colette n’ajoutait point, afin de ne pas inquiéter son père et ses frères, c’est que les serviteurs noirs n’avaient pas tous disparu sans esprit de retour. Un certain nombre d’entre eux semblaient s’être formés en bandes pour revenir à la vie sauvage en commettant toutes sortes de déprédations, détournant les troupeaux et enlevant les bêtes de somme. Quel était leur but et pour quelle cause prenaient-ils parti ? Nul n’aurait pu le dire. L’approche de la guerre exerçait sur leurs imaginations une influence dissolvante et les grisait, pour ainsi parler. Ils semblaient prêts à toutes les mauvaises besognes et paraissaient assez fréquemment en troupes, d’ailleurs sans autres armes que des massues ou des sagaies, aux abords des habitations isolées.

Aussi Massey-Dorp avait-il maintenant l’habitude, jusqu’alors sans exemple, de tenir la nuit portes et fenêtres closes. Et, sur le conseil de Martial Hardouin, M. Weber s’était décidé à transporter son canon sur la pelouse, où il était en batterie, avec une douzaine d’obus empilés sous l’affût.

Tout cela, on ne le disait pas à M. Massey, parce que, en réalité, personne encore ne s’en était sérieusement préoccupé. Et pourtant, le péril devenait déjà plus grave que ne le soupçonnaient les habitants de Massey-Dorp.

Il devait leur être révélé par un petit homme maigre et pâle, à la face sillonnée d’une balafre, qui se présenta à la porte du jardin et que Le Guen reconnut au premier coup d’œil. C’était un certain Bernier, uitlander, c’est-à-dire étranger venu d’Europe pour s’établir en Afrique australe, ex-habitant des Massey-fields au temps où l’on accourait y chercher de l’or. M. Massey en personne lui avait sauvé la vie dans une circonstance mémorable, et Bernier en était resté reconnaissant : brave homme, au demeurant, et presque un héros, en son genre. Introduit par Le Guen, il conta qu’en exerçant à travers le Veldt sa profession de colporteur, il avait appris d’étranges choses :

« Et, d’abord, savez-vous ce que sont devenus la plupart de vos serviteurs noirs ? demanda-t-il. Ils sont formés en bande, à trois lieues d’ici, sous le commandement d’un gredin nommé Benoni, un homme des Échelles du Levant, celui-là même qui, jadis, avait comploté ma mort et qui fut expulsé des Massey-fields pour tentative de meurtre, vol et recel… Ce scélérat s’est établi dans une ferme abandonnée et y vend de l’eau-de-vie aussi exécrable que lui-même. Il attire les vagabonds et les ensorcèle avec son tord-boyaux ou les enrôle, les uns disent pour le compte des Anglais, les autres pour le compte du Transvaal… Je croirais plutôt pour son propre compte, et contre vous. Car il n’est question chez lui, après boire, que des incalculables richesses entassées à Massey-Dorp… On se raconte que vous avez en réserve tout l’or extrait du fameux filon, que vous êtes sans méfiance et sans armes, sauf un canon en bois, exposé sur la pelouse pour épouvanter les naïfs ; qu’il n’y a rien ici que des femmes, ou peu s’en faut, et qu’une demi-douzaine de gaillards résolus peuvent s’emparer, quand ils le voudront, de vos greniers d’abondance…