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espèce, soixante à soixante-dix-mille abeilles sur les quatre-vingts ou quatre-vingt-dix mille de la population totale, vont abandonner à l’heure prescrite la cité maternelle. Elles ne partiront point dans un moment d’angoisse, elles ne fuiront pas, dans une résolution subite et effarée, une patrie dévastée par la famine, la guerre ou la maladie. Non, l’exil est longuement médité et l’heure favorable patiemment attendue. Si la ruche est pauvre, éprouvée par les malheurs de la famille royale, les intempéries, le pillage, elles ne l’abandonnent point. Elles ne la quittent qu’à l’apogée de son bonheur, lorsque, après le travail forcené du printemps, l’immense palais de cire aux cent vingt mille cellules bien rangées regorge de miel nouveau et de cette farine d’arc-en-ciel qu’on appelle « le pain des abeilles » et qui sert à nourrir les larves et les nymphes.

Jamais la ruche n’est plus belle qu’à la veille de la renonciation héroïque. C’est pour elle l’heure sans égale, animée, un peu fébrile, et cependant sereine, de l’abondance et de l’allégresse plénières. Essayons de nous la représenter, non pas telle que la voient les abeilles, car nous ne pouvons nous imaginer de quelle façon magique se reflètent les phénomènes dans