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MÉLANGES EN PROSE.

Ah ! ce n’est pas de la contagion que je me plains, mais de mon triste sort, qui a brisé le lien du nœud amoureux et indissoluble que j’avais formé avec tant d’art et de soin : voila la cause de notre commune ruine ; voila pourquoi vous me voyez répandre sur la tombe de mon fidèle et malheureux amant des larmes aussi amères. Ah ! combien de fois je l’ai serré dans ces bras si fortunés jadis et si malheureux aujourd’hui ! avec quels transports je contemplais ses beaux yeux pleins de flamme ! avec quelle volupté je pressais sa bouche embaumée de mes lèvres avides ! avec quel plaisir je pressais sur mon sein enflammé son sein également brûlant de jeunesse et éclatant de blancheur ! Hélas ! avec quels transports nous goûtâmes tant de fois les dernières douceurs de l’amour, et satisfîmes ainsi nos désirs mutuels ! »

À peine avait-elle achevé ces paroles, qu’elle tomba étendue sur la terre d’une manière si effrayante que tous mes cheveux se hérissèrent, et que je craignis qu’elle n’eût expiré ; car elle avait les yeux fermés, les lèvres sans couleur, le visage plus pâle encore qu’auparavant, le pouls irrégulier et presque sans mouvement : l’agitation de son sein était le seul indice qu’elle ne fût pas morte. Plein de cette compassion qu’exigeait son état, je commençai à l’agiter, je la délaçai, quoiqu’elle ne fût pas très serrée dans ses vêtements ; je la tournai tantôt devant, tantôt derrière ; enfin je ne négligeai aucun des moyens usités pour lui faire reprendre les esprits : je fis si bien qu’elle ouvrit ses yeux appesantis par la douleur, et elle poussa un soupir si brûlant, que si j’eusse été de cire, certes j’eusse été fondu. Je tâchai de la consoler en lui disant : « Femme imprudente et malheureuse, pourquoi rester désormais en ce lieu ? Si tes parents, tes voisins, ou quelqu’un de ta connaissance, te trouvaient ainsi seule, que diraient-ils ? Où est la prudence ? où est même la décence ? » — « Malheureuse, reprit-elle, je ne possédai jamais la première de ces vertus ; et quant à l’autre, je n’y attache aucun