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DESCRIPTION DE LA PESTE DE FLORENCE.

je faisais mes dévotions, j’entendis, quoique je ne visse personne, une voix lamentable et effrayante. J’osai m’en approcher, et je découvris parmi les sépultures placées dans un des côtés de l’église une jeune femme pâle et affligée, étendue sur la terre, et couverte d’habits de deuil. Sa figure me parut plus morte que vive ; des larmes amères sillonnaient ses joues charmantes ; tantôt elle arrachait les belles tresses de sa noire chevelure, et tantôt se frappait le sein ou le visage : un rocher en aurait eu pitié ; et je me sentis saisi outre mesure de douleur et d’épouvante. Toutefois, m’approchant d’elle avec précaution, je lui dis : « Hélas ! pourquoi vous livrez-vous à une douleur si cruelle ? » Mais elle, dans la crainte que je ne la reconnusse, se couvrit aussitôt la tête avec un des pans de sa robe. Ce geste, comme cela est naturel, ne fit qu’augmenter en moi le désir de la connaître ; mais, d’un autre côté, la peur qu’elle ne fût atteinte de la contagion retenait mes pas ; cependant je la priai de ne rien craindre, puisque je n’étais venu que pour lui prêter conseil et appui. Comme sa profonde affliction la rendait muette, j’ajoutai que je ne m’en irais que lorsque je la verrais s’éloigner elle-même. Alors, après quelques moments d’hésitation, elle prit, en femme de courage et de condition, le parti de se découvrir, et me dit ; « Je serais vraiment insensée si, après n’avoir pas redouté la présence de tout un peuple, je craignais l’aspect d’un seul homme qui s’offre pour soulager ma douleur, » Le désespoir qui l’oppressait, les vêtements dont elle était couverte, la changeaient au point que ce fut sa voix plus que les traits de sa figure qui me la firent reconnaître.

Je lui demandai alors la cause d’une affliction aussi profonde : « Ah ! malheureuse que je suis ! s’écria-t-elle, ce n’est pas avec vous que je puis dissimuler. Je ne saurais me consoler d’avoir perdu tout ce qui faisait ma joie : non, je ne la retrouverai jamais, dussé-je vivre encore mille années. Mais ce qui m’afflige encore davantage, c’est de ne pouvoir mourir aussi.