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DESCRIPTION DE LA PESTE DE FLORENCE

comme par le passé, du petit nombre de morts, se lamentaient de ce qu’ils étaient trop abondants, et craignaient que cette abondance ne produisît bientôt la disette. Qui aurait jamais pu s’imaginer qu’il viendrait un temps où ces gens désireraient la santé des malades, comme ils le juraient en effet ? Cependant je n’ai pas de peine à les croire ; car si l’on mourait dans un autre temps, et d’une autre maladie, ils pourraient y trouver leur gain ordinaire. Passant ensuite de San-Miniato vers les Tours[1] où l’on était autrefois assourdi par le bruit des baguettes à battre la laine, et par les chants et la conversation des cardeurs, je ne trouvai qu’un vaste silence qui n’avait rien de séduisant. Je poursuivis mon chemin ; et près du Marché-Neuf je rencontrai la peste qui venait à cheval. Dans le premier moment, ce spectacle me trompa ; car, voyant venir de loin une litière portée par des chevaux dont la blancheur était aussi éclatante que la neige, je crus que c’était quelque noble dame ou quelque personnage de haut lignage qui allait en partie de plaisir : mais ayant vu tout autour, au lieu de serviteurs, les hospitaliers de Santa-Maria-Nuova[2], je n’eus pas besoin d’autres informations.

Cependant, comme cela ne me paraissait pas suffisant, et que je voulais vous donner de tout un détail plus circonstancié, j’entrai le matin du premier jour du riant mois de mai dans la vénérable et sainte église de Santa-Reparata. Il ne s’y trouvait que trois prêtres seulement, dont l’un chantait la messe ; le second faisait tout à la fois l’office du chœur et de l’orgue ; et le troisième, assis sur une chaise presque entourée de murailles, s’était placé pour confesser au milieu de la première nef ; il avait de plus les fers aux pieds et les menottes aux mains : c’était par ordre de son supérieur qu’il se trouvait dans cet état, afin qu’au sein même de cette vaste solitude il pût mieux résister aux tentations canoniques.

  1. C’est dans ce quartier de Florence que se trouvent la plupart des ateliers des ouvriers en laine.
  2. C’est l’hôpital de la ville de Florence.