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DESCRIPTION DE LA PESTE DE FLORENCE.

de vivre que de celle de mourir. Ô malheureux temps ! Ô saison déplorable ! Ces rues si belles et si propres, que l’on voyait remplies d’une foule de nobles et riches habitants, exhalent maintenant l’infection et la malpropreté : on n’y voit que des pauvres, dont la lenteur et les cris effrayés ne permettent pas de marcher avec sécurité ; les boutiques sont fermées, les exercices suspendus, les tribunaux et les cours absents, et les lois mises en oubli : aujourd’hui on apprend un vol, demain un meurtre ; les places, les marchés, où les citoyens s’assemblaient fréquemment, sont devenus des tombeaux ou le réceptacle de la plus vile populace ; chacun marche isolé ; et, au lieu d’une population amie, on ne rencontre que des gens infectés des poisons de la peste. Un parent trouve-t-il un parent, un frère, un frère, une femme, son mari ; chacun s’éloigne au plus vite. Que dirai-je de plus ? les pères et les mères repoussent leurs propres enfants et les délaissent.

Les uns portent à la main, ou, pour mieux dire, ont toujours sous le nez des fleurs, les autres, des herbes odoriférantes ; ceux-ci, des éponges, ceux-là, de l’ail ; d’autres, enfin, des boules composées de toutes sortes de parfums ; mais ce ne sont que des précautions. Il existe encore quelques boutiques où l’on distribue du pain, ou, pour mieux dire, dans lesquelles on sème pour recueillir des bubons.

Les réunions qui avaient lieu dans les places publiques pour converser d’une manière honorable, et dans les marchés pour l’utilité de la vie, n’offrent plus qu’un spectacle morne et affligeant. On n’entend que ces mots : Un tel est mort, un tel est malade ; celui-ci a fui, celui-là est renfermé chez lui ; l’un est à l’hôpital, l’autre est gardé ; il en est dont on n’a aucune nouvelle. Tels sont les seuls bruits qui circulent, et qui, lorsqu’on y réfléchit, sont capables de rendre malade Esculape lui-même.

La plupart s’occupent à rechercher l’origine du mal ; et les uns disent : « Les astrologues nous menacent, » les autres : « Les prophètes l’ont prédit. » On se rappelle