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DESCRIPTION


DE


LA PESTE DE FLORENCE[1]


(en 1527)





Je n’ose poser sur le papier ma main tremblante pour traiter un si déplorable sujet ; ce n’est pas tout ; et plus je réfléchis sur cet amas de misères, plus l’horrible description que je vous ai promise m’épouvante. Quoique j’aie tout vu, le récit renouvelle mes larmes amères : je ne sais par où commencer, et si je le pouvais, j’abandonnerais mon entreprise ; néanmoins le désir extrême que j’ai de savoir si vous vivez encore bannira toute crainte.

Notre malheureuse Florence offre aujourd’hui un spectacle semblable à celui d’une ville que les infidèles auraient prise de vive force et ensuite abandonnée. Une partie des habitants, imitant votre exemple, a fui devant le fléau mortel, et s’est réfugiée dans les villas éparses autour de la ville ; les autres ont trouvé la mort, ou sont sur le point de mourir : ainsi le présent nous accable, l’avenir nous menace, et l’on souffre autant de la crainte

  1. La Description de la peste de Florence est le dernier écrit qui soit sorti de la plume de Machiavel. Ce n’est point, comme on pourrait le croire par le titre, l’histoire des ravages de ce fléau terrible qui déjà s’était abattu sur Florence en 1348, en 1358 et en 1478. C’est la promenade, qu’on nous pardonne le mot, d’un flâneur sceptique et railleur, au milieu d’une ville habitée par des mourants, et certes il fallait que Machiavel, déjà au déclin de sa vie, eût conservé une grande force d’âme, et même une grande fraîcheur de sentiments, pour semer, au milieu de tant de tableaux lugubres, des épigrammes aussi incisives et un portrait de femme aussi gracieux. Placé par la date de sa naissance entre Boccace et Manzoni, qui tous deux, comme on le sait, ont aussi décrit des pestes, Machiavel, en luttant de talent avec ces grands écrivains, s’en isole par l’originalité, et comme Belphegor, ou le règlement pour une société de plaisir, c’est la un de ces morceaux sur lesquels le seizième siècle a laissé son inimitable empreinte.