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destruction réciproque des êtres et des choses. Curieux et cruel spectacle ! L’histoire de l’homme et de notre planète prenait ainsi une intensité que ne sauraient lui donner ni l’imagination ni la science, car la science est plus lente et l’imagination plus vague, tandis que ce que j’avais devant moi était la condensation vivante de tous les temps. Impossible de décrire ce spectacle : ce serait vouloir fixer l’éclair. Les siècles se succédaient en tourbillon, et pourtant je voyais, avec la vision spéciale du délire, tout ce qu’ils contenaient : fléaux et délices, gloire et misère, et l’amour aggravant la faiblesse. Voici venir la jalousie qui dévore, la colère qui enflamme, l’envie qui bave, et la pioche et la plume humide de sueur, et l’ambition et la faim, et la vanité, et la mélancolie, et la richesse, et l’amour : toutes les passions qui agitent l’homme comme un jouet, ou le détruisent et en font un haillon. Je voyais les formes multiples du même vice originel, qui tantôt mord les viscères, tantôt s’attaque à la pensée, et promène éternellement son habit d’arlequin sur l’humanité tout entière. La douleur cédait parfois, ou à l’indifférence qui est un sommeil sans rêve, ou au plaisir qui