Page:Machado de Assis - Mémoires posthumes de Bras Cubas.djvu/204

Cette page a été validée par deux contributeurs.

gards fixés sur le bout de leur nez, à seule fin de voir la lumière céleste. Ils perdent alors la notion du monde extérieur, s’envolent dans l’invisible, touchent l’impalpable, se délivrent des liens terrestres, se dissolvent et s’éthérisent. Cette sublimation de l’être par le bout du nez est le phénomène le plus prodigieux de l’esprit et il n’appartient pas en propre aux fakirs ; il est universel. Chaque homme éprouve le besoin et a le pouvoir de contempler son propre nez pour voir la lumière céleste, et cette contemplation, dont l’effet est de subordonner l’univers à un nez seulement, constitue l’équilibre des sociétés. Si les nez se contemplaient exclusivement les uns les autres, le genre humain n’aurait pas duré deux siècles ; il se serait éteint avec les premières tribus.

J’entends d’ici une objection du lecteur. Comment peut-il en être ainsi ? Car enfin l’on ne surprend jamais les gens en train de contempler leur nez.

Lecteur obtus, cela prouve que tu n’es jamais entré dans le cerveau d’un chapelier. Un chapelier passe devant une chapellerie. C’est le magasin d’un rival, qui a commencé il y a