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LES MAÎTRES DE L’ILE

Quelle innocence était la mienne ! Au bout d’un mois de captivité dans cette île, nous fîmes, mes compagnons et moi, la connaissance de l’horrible nègre que vous avez laissé à la porte du blockhaus.

― Le blockhaus ? s’écria Krühl. Puis se mordant les lèvres, il fit signe au Russe de poursuivre son récit.

― Oui, du blockhaus… le petit cottage qui nous sert de boudoir, de garde-manger et de fumerie… (il baissa la voix). Nous avons de l’opium à notre gré, et pas de droits à payer (il ricana). Je ne puis vous dépeindre l’horreur sereine de cette île. Ma raison, je le sais, perdit un peu de son équilibre. Toutefois, je dois avouer que cette captivité au milieu d’un cauchemar hélas réel ne m’enleva jamais le goût des belles lettres. J’ai composé des chansons qui, j’ose le croire, ne manquent pas d’une mélancolie sauvage. Je composais, pour l’ordinaire, au bord de ce ruisseau. Pour commencer, la présence du ruisseau suffisait à faire naître l’inspiration. Ensuite ce moyen échoua, car mon cerveau, préoccupé par l’opium et le Chinois, propriétaire de cette île, ne parvenait plus à grouper les éléments nécessaires à la confection d’une chanson sauvage que j’eusse voulu entendre chanter par une autre voix que la mienne. Il me fallut forcer la dose. De ce jour, j’écrivis mes vers en m’asseyant auprès du ruisseau,