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CHITA

Il avait presque acheté cette fille dans le bar de Pablo. La vieille senora, les mains jointes et la bouche mielleuse, l’avait convaincu de la réelle valeur de la danseuse cubaine, car Conchita était née dans l’île de Cuba. Krühl, que des réminiscences littéraires dangereuses hantaient cette nuit-là, résolut de s’attacher la belle esclave. Esclave étrangement muette et farouche, mais dont les beaux yeux exprimaient tout le charme voluptueux des nuits malsaines de l’Équateur.

― Vous n’allez pas emmener ça ? avait demandé Eliasar, en voyant Krühl embarquer avec la Cubaine, vêtue d’une mauvaise robe de soie noire tachée de graisse, les épaules recouvertes d’un châle de Manille d’une richesse aveuglante.

― Mais si, mon cher.

Le ton de la réponse indiquait à Samuel Eliasar que le moment n’était pas choisi pour insister.

Depuis le départ de Caracas, c’est-à-dire depuis trois jours et deux nuits, Chita régnait silencieusement sur l’Ange-du-Nord. Elle circulait comme une chatte adroite entre les cordages et ne prêtait aucune attention aux propos grossiers des matelots qui ne se gênaient pas avec elle, lorsque Krühl ne les regardait pas.

― Chita !

Powler interpellait la Cubaine. Il avançait ses lèvres molles, mimant un baiser.