me trouvais porteur d’une lettre de recommandation du Statthalter d’Alsace-Lorraine, je me le tins pour dit, et résolus de me tirer d’affaire au petit bonheur sans intervention officielle de mon gouvernement. Nos deux compagnons suivirent mon exemple ; mais, lorsque M. Nathanaël eut présenté son passeport à l’Ambassade russe pour le faire viser, il lui revint presqu’aussitôt, accompagné d’un refus catégorique, — Le gouvernement du Tzar ne veut point laisser pénétrer de Juif au Caucase !
Pauvre M. Nathanaël, le voilà devenu Israélite, lui, Chaldéen, descendant en ligne directe de Nabou-Koudouri-Ouçour, vulgo Nabuchodonosor ! Grande tribulation ! Il fallut une dialectique serrée pour prouver aux Russes que l’on pouvait être Sémite et porter un nom biblique sans pour cela être Israélite !
La scène de reconnaissance fut des plus comiques, lorsqu’au jour du départ nous nous retrouvâmes dépouillés de tout ce qui pouvait trahir cette compromettante qualité d’ecclésiastiques, travestis le plus cavalièrement possible[1], Mgr D… était devenu « le Docteur » : quant à nous, nos attributions ne furent pas immédiatement aussi nettement définies : dans la suite Hyvernat et moi, nous devînmes décidément et malgré nous, aux yeux du public, l’un un officier russe, l’autre un professeur allemand ; nous ne pûmes jamais clairement déterminer à qui revenait le rôle d’officier, à qui celui de professeur. Ce fut le sujet de plus d’une grave discussion, et nous faillîmes payer cher en Arménie cette estampille fantaisiste.
Notre caravane quitte aujourd’hui Constantinople à bord du Réka. C’est un petit vapeur du Lloyd. En digne autrichien, le Lloyd n’est jamais pressé ; le Réka, vieille carcasse, marche tout doucettement ; on y est mal installé, mais l’équipage entièrement composé de Dalmates, est aimable et prévenant. Une dame, d’un certain âge, veuve d’un diplomate persan, est la seule
- ↑ Ce travestissement nous avait été conseillé par l’Ambassadeur de Russie à Rome lui-même, lorsqu’il visait le passeport d’Hyvernat.