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tions ; son triomphe dura un soir et fut éclairé par le lustre de l’Opéra. Malheureusement, à la même heure, un autre triomphe éclatait au théâtre de la Comédie-Française. Le vainqueur de l’Inde avait un concurrent c’était M. Caron de Beaumarchais, auteur du Mariage de Figaro. Dans cette comédie, on prouvait qu’en 1784 la noblesse, le clergé, la magistrature étaient avilis et que la vertu s’était réfugiée chez les soubrettes, et la noblesse chez les perruquiers. Ainsi, le bailli de Suffren, le comte d’Estaing, le comte de Grasse, le marquis de Bellecombe, le comte de Forbin, ces héros de l’océan Indien, en leur qualité de nobles, descendirent, le même soir, sous les pieds de l’encyclopédiste Figaro. Il est vrai que ce barbier, avait dignement soutenu la concurrence ; il avait attaqué aussi et battu les Anglais dans une tirade de comédie ; il les avait poursuivis jusqu’au bout de l’Inde, avec un goddam grégeois ; il avait prouvé que goddam était le fond de la langue anglaise ; qu’on ne trouvait que goddam dans la langue de Pope, de Shakespeare et de Milton. Le parterre venait d’applaudir avec frénésie cette victoire de goddam. L’Angleterre ne devait pas s’en relever, et le bailli de Suffren allait être mis à la retraite et céder son banc de quart à l’amiral Beaumarchais.

» Si vous connaissiez notre ville de Paris comme vous connaissez Madras ou Ceylan, vous sauriez qu’il y a des moments, chez nous, de folie fiévreuse, d’engoûment universel, où 500,000 bouches disent la même chose, poussent le même cri, chantent le même nom. Au mois d’avril surtout, Paris éprouve le besoin de se ruer sur une comédie, sur un homme, sur une mode, sur une pyramide ou sur un