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dit la jeune femme en faisant un gracieux mouvement d’épaules ; les hommes se trompent fort, s’ils croient avoir remplacé les croisades et les tournois par de banales phrases d’adulation ; le dévouement du madrigal est très-commode. Monsieur de Lucy, donnez-moi votre bras ; nous avons perdu une contredanse : c’est irréparable. Il ne faut pas doubler cette perte ; rentrons au bal. Monsieur Edgard, vous nous accompagnez, n’est-ce pas ?… C’est que je vois déjà là-bas quelque chose de noir sur la mer qui m’alarme… Oh ! ne vous effrayez point, messieurs… c’est mon canot. Mes domestiques trouvent probablement le bal trop long, puisqu’ils ne dansent pas, et ils viennent me chercher. Si je les attends, j’aurai pitié d’eux, et je quitte la fête trois heures avant la fin… On est aussi l’esclave de ses domestiques !… Les philanthropes devraient bien demander quelque jour l’affranchissement des maîtres. Oh ! j’attendrai le soleil ici ; c’est décidé. Ma maison de campagne est inhabitable la nuit ; c’est le palais de l’insomnie : aussi je la vends. Impossible d’y dormir ; il y a un concert de marécage désolant qui coasse dans mon alcôve et fera le malheur de mes nuits d’été. Il me faudrait un bal tous les jours, après le coucher du soleil, jusqu’à l’aube, seulement encore pendant quatre mois… Comte Élona, vous ne paraissez pas disposé à nous suivre à la contredanse, vous ? Je vous fais une prière. Dites à mes domestiques, lorsqu’ils débarqueront ici, que je leur donne cinq heures de congé. Je leur serai bien reconnaissante s’ils me dispensent de leur obéir jusqu’au lever du soleil… Monsieur Ernest de Lucy, songeons au programme ; l’heure de notre duo de Tancredi va bientôt sonner. »

Élona Brodzinski ne répondit que par des gestes, et bientôt il se trouva seul sur le bord de la mer.