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voguez vers l’Inde, libre de tout souci ; vous allez vous battre avec les sauvages, traverser le Bengale, faire de l’histoire ; vous allez vivre, jouir, oublier. Eh bien ! voici un coup de foudre dans une enveloppe de papier.

Comme tous ceux qui ont vécu chez les sauvages, mon cher colonel, vous ne connaissez pas le monde civilisé ; c’est un monde ténébreux, qui n’a pas encore eu son Christophe Colomb et qui ne l’aura jamais. Ce monde est charmant ; il s’habille de satin, couche sur la soie et marche sur le velours ; il parle une langue douce comme le lait et le miel ; chez lui, toute chose a perdu ses angles et s’est arrondie pour les doigts et les yeux. Abordez ce monde, et, si vous faites violence un seul jour à ses usages, vous sentirez le dard de l’aspic.

En ce moment, vous êtes au Bengale, cher colonel ; vous êtes dans un pays peuplé d’innocents animaux féroces, qui n’ont peut-être jamais dévoré personne, et qui ont une formidable réputation de cruauté. On dit ici, en parlant de vous : « Ce pauvre Douglas ! Dieu fasse qu’il ne tombe pas sous quelque griffe de lion ou de léopard ! »

Quelle ingénieuse compassion ! Nous avons dans nos grandes villes, sous le lustre de nos salons, sous les ombrages de nos jardins, deux tigres noirs que Buffon n’a pas classés dans sa ménagerie, et qui dévorent l’humanité depuis la fondation d’Hénokia : on les nomme, en termes de dictionnaire, la médisance et la calomnie. Le sang humain que ces monstres ont fait répandre teindrait la mer que Moïse a traversée avant vous. N’importe ! on continue à vous plaindre ici, comme un autre Daniel dans la fosse aux lions.

Il fallait un éclair à mon coup de foudre. Cette préface est l’éclair.