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chambre du conseil, cherchant quelque pièce à notre convenance. Vous ne sauriez croire, Monsieur, combien ces lectures nous semblèrent ennuyeuses. Tous les officiers voulaient être de quart pour les éviter. Personnages, sentiments, aventures, tout, nous paraissait faux. Ce n’étaient que princes soi-disant amoureux fous, qui n’osent toucher seulement le bout du doigt de leurs princesses, lorsqu’ils les tiennent à longueur de gaffe. Cette conduite et leurs propos d’amour nous étonnaient, nous autres marins accoutumés à mener rondement les affaires de galanterie.

Pour moi tous ces héros de tragédie ne sont que des philosophes flegmatiques, sans passions, qui n’ont que du jus de navet au lieu de sang dans les veines, de ces gens enfin à qui la tête tournerait en serrant un hunier. Si quelquefois un de ces messieurs tue son rival en duel ou autrement, les remords l’étouffent aussitôt, et le voilà devenu plus mou qu’une baderne. J’ai vingt-sept ans de service, j’ai tué quarante et un Espagnols, et jamais je n’ai senti rien de pareil ; parmi mes officiers, il en est peu qui n’aient vu trente abordages et autant de tempêtes. Vous comprendrez facilement que, pour toucher des gens comme nous, il faut d’autres ouvrages que pour les bourgeois de Madrid. Si j’avais le temps, je ferais bien des tragédies ; mais, entre mon journal à tenir et mon vaisseau à commander, je n’ai pas un moment à moi. On dit que vous avez un talent prodigieux pour les ouvrages dramatiques. Vous me rendriez un grand service si vous employiez ce talent à me faire une pièce que nous jouerions à bord. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’il ne nous faut pas quelque chose de fade ; tout au contraire rien ne sera trop chaud pour nous, ni trop épicé. Nous ne sommes pas des prudes, et nous n’avons peur que du langoureux. S’il y a des amoureux dans votre drame, qu’ils aillent vivement en besogne. Mais quel besoin de vous en dire davantage ? À bon entendeur, salut. Quand votre comédie sera faite, nous nous entendrons pour le paiement. Si des marchandises espagnoles vous sont agréables, nous nous arrangerons sans peine.

Au reste, Monsieur, vous n’avez pas à craindre — d’écrire pour des gens incapables de vous apprécier. Nos officiers ont reçu tous une excellente éducation, et moi-même je ne suis pas un membre tout à fait indigne de la république des lettres. Je suis auteur de deux ouvrages qui, j’ose le dire, ne sont pas sans mérite. Le premier est le Parfait timonier, in-4°, Carthagène, 1810. L’autre est un mémoire sur les câbles en fer. Je vous adresse un exemplaire de l’un et de l’autre, et suis,

Monsieur,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

Diego Castaneda.