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Gil Vargas), lequel nous reçut avec de grandes démonstrations de joie. Ma mère me dit : « Saluez votre oncle. » Je le saluai. Elle m’embrassa, et partit à l’instant. Je ne l’ai jamais vue depuis. »

Et, pour arrêter nos questions, doña Clara prit sa guitare et nous chanta la chanson de la bohémienne : Cuando me parió mi madre la gitana.

Quant à sa généalogie, elle s’en est fabriqué une à sa manière. Bien loin de se prétendre issue de vieux chrétiens, elle se dit de sang moresque et arrière-petite-fille du tendre Maure Gazul, si fameux dans les vieilles romances espagnoles. Quoi qu’il en soit, l’expression un peu sauvage de ses yeux, ses cheveux longs et d’un noir de jais, sa taille élancée, ses dents blanches et bien rangées, et son teint légèrement olivâtre, ne démentent pas son origine.

Quand la tranquillité fut rétablie dans le sud de l’Espagne, doña Clara et son tuteur revinrent habiter Grenade. Ce tuteur était une espèce de cerbère, grand ennemi des sérénades. À peine un barbier faisait-il résonner sa mandoline fêlée, que Fray Roque, voyant partout des amants, grimpait à la chambre de sa pupille, lui reprochait amèrement le scandale que causait sa coquetterie, et l’exhortait à faire son salut en entrant au couvent (probablement il l’engageait aussi à renoncer en sa faveur à la succession du licencié Gil Vargas). Enfin il ne la quittait qu’après s’être assuré que les verrous et les barres de sa fenêtre lui répondaient de sa sagesse.

Un jour il monta si doucement dans la chambre de Clara, qu’il la surprit écrivant, non une comédie, elle n’en faisait pas encore, mais le plus passionné des billets doux. La colère du révérend père fut proportionnée au délit : la coupable fut enfermée dans un couvent.

Quinze jours après son entrée au cloître, elle en disparut en escaladant les murs, et pendant trois mois elle échappa à toutes les recherches.

Au bout de ce temps, Fray Roque apprit avec horreur que la timide colombe confiée à ses soins venait de débuter avec succès au Grand Théâtre (Teatro Mayor) de Cadiz, dans le rôle de doña Clara, de la Mojigata.

Il quitta Grenade, se disposant à venir l’arracher de l’asile singulier qu’elle avait choisi. Les amateurs de scandale se réjouissaient en pensant au procès futur entre un inquisiteur et un directeur de théâtre, quand un accès de goutte remontée priva le Saint-Office d’un membre zélé, et Clara d’un tuteur incommode.

On a supposé bien des motifs pour son entrée au théâtre. Les uns l’attribuent à un goût naturel pour la profession d’acteur ;