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PORTRAITS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES.

Un de nos écrivains modernes les plus distingués a prétendu que l’invention fondamentale de Don Quichotte, c’était le contraste entre l’esprit poétique et celui de la prose ; que Cervantes, enthousiaste de la vertu, et mal reçu de son siècle, s’était peint luttant seul contre la société, et qu’il avait montré le plus vertueux et le seul sage parmi les hommes, passant pour fou au milieu de la société vicieuse et insensée. L’explication est ingénieuse, mais l’esprit qu’elle suppose n’est pas celui de Cervantes. Si son intention avait été de faire une satire aussi amère contre l’humanité, on conviendra qu’il a rempli assez mal son but, en faisant de cette invective contre l’espèce humaine, un des livres les plus gais et les plus amusants. Comparons nos impressions après avoir lu Candide et Don Quichotte. N’avons-nous pas trouvé dans le premier cette tristesse et ce mépris des hommes, qu’inspire l’examen de leurs vices ? Et dans l’autre, n’est-on pas frappé de cette bonne humeur constante d’un homme content de vivre avec la société telle qu’elle est ? En outre, est-ce le procédé du génie de passer d’une idée aussi abstraite à un caractère aussi particulier, aussi original que celui de Don Quichotte ? De semblables abstractions n’étaient point encore de mode, et ce