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IVAN TOURGUÉNEF.

franchissement des serfs. Ce n’est pas un plaidoyer véhément comme celui de mistriss Beecher Stowe en faveur des nègres, et le paysan russe de M. Tourguénef n’est pas un portrait de fantaisie comme l’oncle Tom. Le moujik n’est pas flatté, et l’auteur nous le montre avec ses mauvais instincts, aussi bien qu’avec les qualités qui le distinguent. Le paysan russe est un mélange singulier de bonhomie et de ruse, d’entêtement et d’obéissance, d’humilité et de confiance en lui-même. La patience et la résignation sont ses principales vertus, le mensonge et la fourberie ses vices dominants, soit qu’il les tienne de la nature, soit que l’esclavage les lui ait donnés. De même que John Bull est la personnification du plébéien anglais, le paysan russe a son représentant imaginaire dans ses légendes nationales.

C’est un certain Élie de Mourom, grand mangeur, rude buveur, qui rappelle notre frère Jean des Entomeures, une sorte d’hercule bouffon. Malheur à qui fait lever le poing d’Élie de Mourom ! Il y a encore ce proverbe en Russie, que je n’ose traduire littéralement : « Le paysan ne vaut pas une claque, mais il mangera Dieu. » Ces gens si résignés sentent pourtant leur force, et quelquefois ils l’ont montrée. Ce sont les serfs qui donnèrent une