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PORTRAITS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES.

oreilles par une certaine mélodie appréciable par un petit nombre de connaisseurs. Il n’est pas rare que la perfection d’un instrument entraîne celui qui sait le manier à une recherche minutieuse et puérile. Plus d’un poëte prend pour des idées des images confuses, et à force de raffiner devient inintelligible. Pour moi, je crois que les qualités extraordinaires de la langue russe sont en partie la cause d’un défaut fréquent chez les auteurs qui en font usage avec le plus d’habileté. La facilité qu’ils ont d’exprimer avec une gracieuse précision les moindres détails, de noter des nuances presque imperceptibles, les a conduits à une grâce coquette et mignarde, qui n’est pas le but de l’art. Ils se perdent souvent dans les minuties. On montre à la Farnésine une tête colossale dessinée au crayon par Michel-Ange, qui, selon la tradition, aurait voulu donner une leçon à Raphaël, et lui apprendre qu’il fallait viser au grand. Personne n’a peint un tapis de Turquie aussi bien que Gérard Dow, mais il est resté un peintre de genre. J’insiste sur ce défaut national de la littérature russe, parce que, malgré les exemples et les tentations, Pouchkine n’y a jamais succombé. Sa sobriété, son tact à choisir les grands traits de tous les sujets qu’il traite,