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L’INSPECTEUR GÉNÉRAL

Le Juge, se croisant les mains, avec un geste de surprise.

Mais comment, Messieurs, nous sommes-nous laissés refaire comme cela.

Le Gouverneur, se donnant des coups à lui-même.

Et moi, moi ! vieil imbécile ! comment ai-je fait ? Vieux mouton que je suis, je suis devenu bête de vieillesse… Il y a trente ans que je suis fonctionnaire : pas un marchand, pas un fournisseur n’a pu m’attraper. J’ai fait la queue aux plus déliés coquins ; des filous, des gredins si forts qui faisaient aller tout le monde, je les ai joués par-dessous la jambe. J’ai floué trois intendants… des intendants !… C’est quelque chose pourtant que des intendants…

Anna.

Mais tout cela est impossible, Antoncha. Il est fiancé à la petite…

Le Gouverneur, en fureur.

Fiancé ! Et tu ne vois pas qu’il nous a encore floués ! J’en ai plein le dos de tes fiançailles ! (Avec stupéfaction.) Non, venez tous, tout l’univers, toute la chrétienté, venez voir un gouverneur bafoué ! Appelez-le bête ! vieille bête d’escroc. (Il se donne des coups de poing.) Ah ! gros imbécile qui prend un blanc-bec, un moutard pour un homme d’importance ! Et pendant ce temps-là, le voilà, lui, sur la route qui fait sonner ses grelots ! Il va conter l’histoire au monde entier… Je serai la fable, la risée générale, et le pire, c’est que quelque barbouilleur de papier, quelque fainéant d’homme de lettres me mettra en comédie. Ah ! voilà le terrible… Cela ne ménage ni le grade, ni l’emploi, et cela trouve des imbéciles qui montrent les dents et qui applaudissent. De quoi riez-vous ? C’est de vous que vous riez. Ah ! vous… (Frappant du pied.) Ah ! si je tenais tous ces barbouilleurs de papier ! ah ! ces écrivassiers, ces maudits libéraux, cette engeance du diable ! je vous les mettrais tous dans un