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froide de son père, s’écria : Oh ! pourquoi n’es-tu pas mort de la male mort[1] ? Nous t’aurions vengé !

Ce furent les premières paroles qu’Orso entendit en entrant. À sa vue le cercle s’ouvrit, et un faible murmure de curiosité annonça l’attente de l’assemblée excitée par la présence de la voceratrice. Colomba embrassa la veuve, prit une de ses mains et demeura quelques minutes recueillie et les yeux baissés. Puis elle rejeta son mezzaro en arrière, regarda fixement le mort, et, penchée sur ce cadavre, presque aussi pâle que lui, elle commença de la sorte :

« Charles-Baptiste ! le Christ reçoive ton âme ! — Vivre, c’est souffrir. Tu vas dans un lieu — où il n’y a ni soleil ni froidure. — Tu n’as plus besoin de ta serpe — ni de ta lourde pioche. — Plus de travail pour toi. — Désormais tous tes jours sont des dimanches. — Charles-Baptiste, le Christ ait ton âme ! — Ton fils gouverne ta maison. — J’ai vu tomber le chêne — desséché par le Libeccio. — J’ai cru qu’il était mort. — Je suis repassée, et sa racine — avait poussé un rejeton. — Le rejeton est devenu un chêne, — au vaste ombrage. — Sous ses fortes branches, Maddelè, repose-toi, — et pense au chêne qui n’est plus. »

Ici Madeleine commença à sangloter tout haut, et deux ou trois hommes qui, dans l’occasion, auraient tiré sur des chrétiens avec autant de sang-froid que sur des perdrix, se mirent à essuyer de grosses larmes sur leurs joues basanées.

Colomba continua de la sorte pendant quelque temps, s’adressant tantôt au défunt, tantôt à sa famille, quelquefois, par une prosopopée fréquente dans les ballate, faisant parler le mort lui-même pour consoler ses amis ou leur donner des conseils. À mesure qu’elle improvisait, sa figure prenait une expression sublime ; son teint se colorait d’un rose transparent qui faisait ressortir davantage l’éclat de ses dents et le feu de ses prunelles dilatées. C’était

  1. La mala morte, mort violente.