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commencent à se garder ; ils se barricadent ! mais il faudra bien sortir un jour !

La présence d’Orso sur le côté sud de la place produisit une grande sensation à Pietranera, et fut considérée comme une preuve d’audace approchant de la témérité. Pour les neutres rassemblés le soir autour du chêne-vert, ce fut le texte de commentaires sans fin. Il est heureux, disait-on, que les fils Barricini ne soient pas encore revenus, car ils sont moins endurants que l’avocat, et peut-être n’eussent-ils point laissé passer leur ennemi sur leur terrain sans lui faire payer la bravade. — Souvenez-vous de ce que je vais vous dire, voisin, ajouta un vieillard qui était l’oracle du bourg. J’ai observé la figure de la Colomba aujourd’hui, elle a quelque chose dans la tête. Je sens de la poudre en l’air. Avant peu, il y aura de la viande de boucherie à bon marché dans Pietranera.

X.

Séparé fort jeune de son père, Orso n’avait guère eu le temps de le connaître. Il avait quitté Pietranera à quinze ans pour étudier à Pise, et de là était entré à l’École militaire pendant que Ghilfuccio promenait en Europe les aigles impériales. Sur le continent, Orso l’avait vu à de rares intervalles, et en 1815 seulement il s’était trouvé dans le régiment que son père commandait. Mais le colonel, inflexible sur la discipline, traitait son fils comme tous les autres jeunes lieutenants, c’est-à-dire avec beaucoup de sévérité. Les souvenirs qu’Orso en avait conservés étaient de deux sortes. Il se le rappelait à Pietranera, lui confiant son sabre, lui laissant décharger son fusil quand il revenait de la chasse, ou le faisant asseoir pour la première fois, lui bambin, à la table de famille. Puis il se représentait le colonel della Rebbia l’envoyant aux arrêts