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dot j’achèterais les bois de la Falsetta et les vignes en bas de chez nous ; je bâtirais une belle maison en pierres de taille, et j’élèverais d’un étage la vieille tour où Sambucuccio a tué tant de Maures au temps du comte Henri le bel Missere[1].

— Colomba, tu es une folle, répondait Orso en galopant.

— Vous êtes homme, Ors’ Anton’, et vous savez sans doute mieux qu’une femme ce que vous avez à faire. Mais je voudrais bien savoir ce que cet Anglais pourrait objecter contre notre alliance. Y a-t-il des caporaux en Angleterre ?…

Après une assez longue traite, devisant de la sorte, le frère et la sœur arrivèrent à un petit village, non loin de Bocognano, où ils s’arrêtèrent pour dîner et passer la nuit chez un ami de leur famille. Ils y furent reçus avec cette hospitalité corse qu’on ne peut apprécier que lorsqu’on l’a connue. Le lendemain, leur hôte, qui avait été compère de madame della Rebbia, les accompagna jusqu’à une lieue de sa demeure.

— Voyez-vous ces bois et ces mâquis, dit-il à Orso au moment de se séparer : un homme qui aurait fait un malheur y vivrait dix ans en paix sans que les gendarmes ou voltigeurs vinssent le chercher. Ces bois touchent à la forêt de Vizzavona ; et, lorsqu’on a des amis à Bocognano ou aux environs, on n’y manque de rien. Vous avez là un beau fusil, il doit porter loin. Sang de la Madone ! quel calibre ! On peut tuer avec cela mieux que des sangliers.

Orso répondit froidement que son fusil était anglais et portait le plomb très loin. On s’embrassa, et chacun continua sa route.

  1. V. Filippini, lib. ii. — Le comte Arrigo bel Missere mourut vers l’an 1000 ; on dit qu’à sa mort une voix s’entendit dans l’air, qui chantait ces paroles prophétiques :

    E morto il conte Arrigo bel Missere.
    E Corsica sarà di male in peggio.