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Il vaut mieux bien traiter un coquin que de manquer d’égards à un galant homme. Aussi on leur donne du feu pour allumer leurs cigares ; on les appelle mon ami, camarade. Leurs gardiens ne leur font pas sentir qu’ils sont des hommes d’une autre espèce.

Si cette lettre ne vous paraît pas énormément longue, je vous conterai une rencontre que j’ai faite il y a peu de temps, et qui vous montrera quelles sont les manières du peuple avec les presidiarios.

En quittant Grenade pour aller à Baylen, je rencontrai par le chemin un grand homme chaussé d’alpargates qui marchait d’un bon pas militaire. Il était suivi par un petit chien barbet. Ses habits étaient d’une forme singulière, et différents de ceux des paysans que j’avais rencontrés. Bien que mon cheval fût au trot, il me suivait sans peine, et il lia conversation avec moi. Nous devînmes bientôt bons amis. Mon guide lui disait Monsieur, Votre Grâce (Usted). Ils parlaient entre eux de monsieur un tel de Grenade, commandant le presidio, qu’ils connaissaient tous deux. L’heure du déjeuner venue, nous nous arrêtâmes devant une maison où nous trouvâmes du vin. L’homme au chien tira d’un sac un morceau de morue salée et me l’offrit. Je lui dis de joindre son déjeuner au mien, et nous mangeâmes tous les trois de bon appétit. Je dois vous avouer que nous buvions à la même bouteille, par la raison qu’il n’y avait pas de verre à une lieue aux environs. Je lui demandai pourquoi il s’était embarrassé d’un chien si jeune en voyage. Il me dit qu’il voyageait seulement pour ce chien, et que son commandant l’envoyait à Jaen le remettre à un de ses amis. Le voyant sans uniforme et l’entendant parler de commandant : « Vous êtes donc miquelet ? » lui dis-je. — « Non ; presidiario. » Je fus un peu surpris. « Comment ne l’avez-vous pas vu à son habit ? » demanda mon guide.

Au reste, les manières de cet homme, qui était un hon-