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vrai ; elle s’assit sur un canapé et demeura quelque temps sans parler : « J’aimerais mieux, » dit-elle enfin d’une voix très émue, « j’aimerais mieux que tu eusses tué dix hommes que d’avoir triché au jeu. »

» Il y eut un mortel silence d’une demi-heure. Ils étaient assis tous les deux sur le même sofa, et ne se regardèrent pas une seule fois. Roger se leva le premier, et lui dit bonsoir d’une voix assez calme.

— « Bonsoir ! » lui répondit-elle d’un ton sec et froid.

» Roger m’a dit depuis qu’il se serait tué ce jour-là même, s’il n’avait craint que nos camarades ne devinassent la cause de son suicide. Il ne voulait pas que sa mémoire fût infâme.

» Le lendemain, Gabrielle fut aussi gaie qu’à l’ordinaire ; on eût dit qu’elle avait déjà oublié la confidence de la veille. Pour Roger, il était devenu sombre, fantasque, bourru ; il sortait à peine de sa chambre, évitait ses amis, et passait souvent des journées entières sans adresser une parole à sa maîtresse. J’attribuais sa tristesse à une sensibilité honorable mais excessive, et j’essayai plusieurs fois de le consoler ; mais il me renvoyait bien loin en affectant une grande indifférence pour son partner malheureux. Un jour même, il fit une sortie violente contre la nation hollandaise, et voulut me soutenir qu’il ne pouvait pas y avoir en Hollande un seul honnête homme. Cependant il s’informait en secret de la famille du lieutenant hollandais, mais personne ne pouvait lui en donner des nouvelles.

» Six semaines après cette malheureuse partie de trictrac, Roger trouva chez Gabrielle un billet écrit par un aspirant qui paraissait la remercier de bontés qu’elle avait eues pour lui. Gabrielle était le désordre en personne, et le billet en question avait été laissé par elle sur sa cheminée. Je ne sais si elle avait été infidèle, mais Roger le crut, et sa colère fut épouvantable. Son amour et un reste