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roue et la boîte placée en face exerçaient sur les mouvements du navire ; mais, dans ce mécanisme, il y avait toujours pour eux un grand mystère. Tamango examina la boussole pendant longtemps en remuant les lèvres, comme s’il lisait les caractères qu’il y voyait tracés ; puis il portait la main à son front, et prenait l’attitude pensive d’un homme qui fait un calcul de tête. Tous les noirs l’entouraient, la bouche béante, les yeux démesurément ouverts, suivant avec anxiété le moindre de ses gestes. Enfin, avec ce mélange de crainte et de confiance que l’ignorance donne, il imprima un violent mouvement à la roue du gouvernail.

Comme un généreux coursier qui se cabre sous l’éperon du cavalier imprudent, le beau brick l’Espérance bondit sur la vague à cette manœuvre inouïe. On eût dit qu’indigné il voulait s’engloutir avec son pilote ignorant. Le rapport nécessaire entre la direction des voiles et celle du gouvernail étant brusquement rompu, le vaisseau s’inclina avec tant de violence, qu’on eût dit qu’il allait s’abîmer. Ses longues vergues plongèrent dans la mer. Plusieurs hommes furent renversés, quelques-uns tombèrent par-dessus le bord. Bientôt le vaisseau se releva fièrement contre la lame, comme pour lutter encore une fois avec la destruction. Le vent redoubla d’efforts, et tout d’un coup, avec un bruit horrible, tombèrent les deux mâts, cassés à quelques pieds du pont, couvrant le tillac de débris et comme d’un lourd filet de cordages.

Les nègres épouvantés fuyaient sous les écoutilles en poussant des cris de terreur ; mais, comme le vent ne trouvait plus de prise, le vaisseau se releva et se laissa doucement ballotter par les flots. Alors les plus hardis des noirs remontèrent sur le tillac et le débarrassèrent des débris qui l’obstruaient. Tamango restait immobile, le coude appuyé sur l’habitacle et se cachant le visage sur