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niers écus que vous avez si bien serrés. Je suis sûr qu’ils nous porteront bonheur.

— Songez, don Garcia, que j’ai promis !…

— Allons, allons, enfant que vous êtes ! il s’agit bien de messes à présent. Le capitaine, s’il était ici, aurait plutôt pillé une église que de laisser passer une carte sans ponter.

— Voilà cinq écus, dit don Juan. Ne les exposez pas d’un seul coup.

— Point de faiblesse ! dit don Garcia. Et il mit les cinq écus sur un roi. Il gagna, fit paroli, mais perdit le second coup. — Voyons les cinq derniers ! s’écria-t-il pâlissant de colère. Don Juan fit quelques objections facilement surmontées ; il céda, et donna quatre écus, qui aussitôt suivirent les premiers. Don Garcia, jetant les cartes au nez du banquier, se leva furieux. Il dit à don Juan : — Vous avez toujours été heureux, vous, et j’ai entendu dire qu’un dernier écu a un grand pouvoir pour conjurer le sort.

Don Juan était pour le moins aussi furieux que lui. Il ne pensa plus aux messes ni à son serment. Il mit sur un as le seul écu restant, et le perdit aussitôt.

— Au diable l’âme du capitaine Gomare ! s’écria-t-il. Je crois que son argent était ensorcelé !…

Le banquier leur demanda s’ils voulaient jouer encore ; mais, comme ils n’avaient plus d’argent et qu’on fait difficilement crédit à des gens qui s’exposent tous les jours à se faire casser la tête, force leur fut de quitter le jeu et de chercher à se consoler avec les buveurs. L’âme du pauvre capitaine fut tout à fait oubliée.

Quelques jours après, les Espagnols, ayant reçu des renforts, reprirent l’offensive et marchèrent en avant. Ils traversèrent les lieux où l’on s’était battu. Les morts n’étaient pas encore enterrés. Don Garcia et don Juan pressaient leurs chevaux pour échapper à ces cadavres