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— Il faut voir, dit Colomba avec un sourire ironique. Et elle s’approcha du vieillard jusqu’à ce que son ombre vînt lui ôter le soleil. Alors le pauvre idiot leva la tête et regarda fixement Colomba, qui le regardait de même, souriant toujours. Au bout d’un instant, le vieillard passa la main sur son front, et ferma les yeux comme pour échapper au regard de Colomba. Puis il les rouvrit, mais démesurément ; ses lèvres tremblaient ; il voulait étendre les mains ; mais, fasciné par Colomba, il demeurait cloué sur sa chaise, hors d’état de parler ou de se mouvoir. Enfin de grosses larmes coulèrent de ses yeux, et quelques sanglots s’échappèrent de sa poitrine.

— Voilà la première fois que je le vois ainsi, dit la jardinière. — Mademoiselle est une demoiselle de votre pays ; elle est venue pour vous voir, dit-elle au vieillard.

— Grâce ! s’écria celui-ci d’une voix rauque ; grâce ! n’es-tu pas satisfaite ? Cette feuille… que j’avais brûlée… comment as-tu fait pour la lire ?… Mais pourquoi tous les deux ?… Orlanduccio, tu n’as rien pu lire contre lui… Il fallait m’en laisser un… un seul… Orlanduccio… tu n’as pas lu son nom…

— Il me les fallait tous les deux, lui dit Colomba à voix basse et dans le dialecte corse. Les rameaux sont coupés ; et si la souche n’était pas pourrie, je l’eusse arrachée. Va, ne te plains pas ; tu n’as pas longtemps à souffrir. Moi, j’ai souffert deux ans !

Le vieillard poussa un cri, et sa tête tomba sur sa poitrine. Colomba lui tourna le dos, et revint à pas lents vers la maison en chantant quelques mots incompréhensibles d’une ballata : « Il me faut la main qui a tiré, l’œil qui a visé, le cœur qui a pensé… »

Pendant que la jardinière s’empressait à secourir le vieillard, Colomba, le teint animé l’œil en feu, se mettait à table devant le colonel.

— Qu’avez-vous donc ? dit-il, je vous trouve l’air que