Page:Mérimée - Carmen.djvu/63

Cette page a été validée par deux contributeurs.

bour, les rires et les bravos ; parfois j’apercevais sa tête quand elle sautait avec son tambour. Puis j’entendais encore des officiers qui lui disaient bien des choses qui me faisait monter le rouge à la figure. Ce qu’elle répondait, je n’en savais rien. C’est de ce jour-là, je pense que je me mis à l’aimer pour tout de bon ; car l’idée me vint trois ou quatre fois d’entrer dans le patio, et de donner de mon sabre dans le ventre à tous ces freluquets qui lui contaient fleurettes. Mon supplice dura une bonne heure ; puis les bohémiens sortirent, et la voiture les ramena. Carmen, en passant, me regarda encore avec les yeux que vous savez, et me dit très bas : — Pays, quand on aime la bonne friture, on en va manger à Triana, chez Lillas Pastia. Légère comme un cabri, elle s’élança dans la voiture, le cocher fouetta ses mules, et toute la bande joyeuse s’en alla je ne sais où.

Vous devinez bien qu’en descendant ma garde j’allai à Triana ; mais d’abord je me fis raser et je me brossai comme pour un jour de parade. Elle était chez Lillas Pastia, un vieux marchand de friture, bohémien, noir

    entourée de portiques. On s’y tient en été. Cette cour est couverte d’une toile qu’on arrose pendant le jour et qu’on retire le soir. La porte de la rue est presque toujours ouverte, et le passage qui conduit à la cour, zaguán, est fermé par une grille en fer très élégamment ouvragée.