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contre la sagesse de la Providence… Dites donc, Nastasie Petrovna, si vous me les cédiez ?

« — Quoi donc, papa ?

« — Ceux-là qui sont morts.

« — Et comment vous les céder ?

« — Rien de plus simple. Vendez-les-moi, si vous voulez ; je vous en donnerai de l’argent.

« — Comment ? que me dites-vous là ? Est-ce que par hasard vous voudriez les déterrer ?

Tchitchikof s’aperçut que la vieille dame était lente à comprendre, et qu’il fallait lui mettre les points sur les i. En quelques mots, il lui expliqua que le marché qu’il voulait faire avec elle n’aurait lieu que sur le papier, et que les paysans seraient censés bien vivants.

« — Eh bien alors, qu’en veux-tu donc faire ? lui demanda-t-elle en ouvrant de grands yeux.

« — Oh ! cela me regarde.

« — Mais puisqu’ils sont morts !

« — Et qui est-ce qui vous dit qu’ils sont vivants ? C’est un malheur pour vous qu’ils soient morts, n’est-ce pas ? Vous payez l’impôt pour eux. Eh bien ! moi, je vous débarrasse du tracas et des frais… Comprenez-vous ? Non-seulement je vous en débarrasse, mais je vous donne par dessus le marché 15 roubles. Est-ce clair cela ?

« — Je… ne… sais… pas… trop, dit la vieille dame, s’arrêtant pour réfléchir. Je n’ai pas encore vendu de morts, et…

« — En effet, ce serait drôle si vous en aviez déjà vendu. Croyez-vous donc qu’il y ait à cela grand profit ?

« — Quant à cela, je ne saurais dire… Profit… je ne sais pas trop… Ce qui fait l’embarras, c’est qu’ils sont morts.

« Elle a la tête dure, se dit Tchitchikof. — Écoutez-moi, petite maman. Faites bien attention. Vous payez comme s’ils étaient vivants… vous vous ruinez…