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qu’elle s’attribuait, allait donc devenir, pour elle et pour lui, une cause de chagrins et de tourments. Par moments, elle essayait de se persuader que les dangers qu’elle prévoyait vaguement n’avaient aucun fondement réel. Ce voyage brusquement résolu, le changement qu’elle avait remarqué dans les manières de M. de Salligny, pouvaient s’expliquer à la rigueur par l’amour qu’il avait conservé pour Arsène Guillot ; mais, chose étrange ! cette pensée lui était plus insupportable que les autres, et c’était presque un soulagement pour elle que de s’en démontrer l’invraisemblance.

Madame de Piennes passa toute la soirée à se créer ainsi des fantômes, à les détruire, à les reformer. Elle ne voulut pas aller chez madame Darsenay, et, pour être plus sûre d’elle-même, elle permit à son cocher de sortir et voulut se coucher de bonne heure ; mais aussitôt qu’elle eut pris cette magnanime résolution, et qu’il n’y eut plus moyen de s’en dédire, elle se représenta que c’était une faiblesse indigne d’elle et s’en repentit. Elle craignit surtout que Max n’en soupçonnât la cause ; et comme elle ne pouvait se déguiser à ses propres yeux son véritable motif pour ne pas sortir, elle en vint à se regarder déjà comme coupable, car cette seule préoccupation à l’égard de M. de Salligny