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est probable que cela sera pris par les douanes que j’aurai à traverser, ou que cela sera cassé en route. Je m’en réjouis, car on n’a jamais donné une commission semblable à un homme de goût.

Venise m’a rempli d’un sentiment de tristesse dont je ne suis pas bien remis depuis près de quinze jours. L’architecture à effet, mais sans goût et sans imagination, des palais m’a pénétré d’indignation pour tous les lieux communs qu’on en dit. Les canaux ressemblent beaucoup à la Bièvre, et les gondoles à un corbillard incommode. Les tableaux de l’Académie m’ont plu, j’entends ceux des maîtres de second ordre. Il n’y a pas un Paul Véronèse qui vaille les Noces de Cana, pas un Titien qui soit à comparer avec le Denier de César, de Dresde, ou même le Couronnement d’épines, de Paris. J’ai cherché un Giorgione. Il n’y en a pas un à Venise. En revanche, la physionomie du peuple me plaît. Les rues fourmillent de filles charmantes, nu-pieds et nu-tête, qui, si elles étaient baignées et frottées, feraient des Vénus Anadyomènes. Ce qui me déplaît le plus, c’est l’odeur des rues. Ces jours-ci, on faisait frire partout des beignets et c’était insupportable. J’ai