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nait pour s’amuser. Tandis que j’admirais l’organisation musicale de cet animal, une femme de vingt-trois ans à peu près s’approche de lui, l’appelle monstre, lui dit qu’elle l’avait suivi depuis Paris et que, s’il ne voulait pas l’admettre dans sa société, il s’en repentirait. Tout cela se passait sur le rivage dont notre canot était éloigné de vingt pas. L’homme au tambour tambourinait toujours pendant le discours de la femme délaissée, et lui répondait avec beaucoup de flegme qu’il ne voulait pas d’elle dans son bateau. Là-dessus, elle court au canot qui était amarré le plus loin du rivage et s’élance dans la rivière en nous éclaboussant indignement. Bien qu’elle eût éteint mon cigare, l’indignation ne m’empêcha pas, non plus que mes amis, de la retirer aussitôt, avant qu’elle en pût avaler deux verres. Le bel objet de tant de désespoir n’avait pas bougé et marmottait entre ses dents : « Pourquoi la retirer, si elle avait envie de se noyer ? » Nous avons mis la femme dans un cabaret, et, comme il se faisait tard et que l’heure du dîner approchait, nous l’avons abandonnée aux soins de la cabaretière.