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soucier de leur estomac. Et je commençais à sentir la lassitude m’envahir à contempler la face têtue et close de Brandler, le mouvement de mâchoires de Stocker, la physionomie absente et rêveuse de Thaleymer. Il me prenait l’envie d’attraper des mouches pour leur coller une paille au derrière, comme au joyeux temps où, au lycée de Toulon, le professeur de cinquième nous expliquait les beautés des classiques. En vérité, c’était terrible. Pas le moindre échange d’idées. Impossible de placer un mot. Et nous étions, paraît-il, en pleine révolution.

Un soir, cependant, un gros homme, assis à ma droite et qui intervenait fréquemment dans les discussions, se tourna vers moi, avec un demi-sourire :

— Comment qué ça va, à Paris ?

Tout joyeux, je lançai aussitôt la réplique :

— Tiens, vous parlez le français… Quelle veine !

— Jé connaissais Paris… Jé habitai longtemps lé capitale française.

Il m’interrogea sur quelques-uns de nos militants, sur le fameux Comité de la Troisième Internationale, sur l’état des esprits. À chacune de mes réponses, il hochait la tête qu’il avait large et boursouflée, avec de petits yeux aux paupières plissées. Puis, soudainement, il me tourna le dos et ne s’occupa plus de moi.

Je poussai R… du coude.

— Qu’est-ce que ce type-là ?

R… me parut inquiet :

— Chut !… C’est le délégué spécial de Moscou.

Bigre ! Je venais d’être interrogé, sondé, analysé par un « œil » et des plus éminents. Je l’examinai, mon tour, avec attention, me demandant si ce n’était pas là le fameux Bela Kun. Il avait un petit ventre cossu, un menton satisfait ; il était vêtu avec une élégance sans défaut. À Paris, on l’aurait pris pour un directeur de