obligé de le faire pour son compte, car la conscience et la raison ne se délèguent pas. La religion est ainsi débarrassée d’un instrument qui partout, excepté dans le Polythéisme, lui avait semblé indispensable, et qui lui a toujours été funeste, le sacerdoce. Chez les peuplades fétichistes, les prêtres passent pour investis d’un pouvoir surnaturel ; dans les religions unitaires, ils forment une caste : les Lévites juifs, les Brahmanes de l’Inde, les Mages de la Perse. À Rome, les chefs de famille avaient la direction du culte public ; en Grèce cette fonction appartenait aux magistrats en exercice ; il y avait des sacristains, ἱερεῖς, il n’y avait pas de prêtres, si l’on entend par ce mot des hommes chargés d’enseigner la religion et de diriger les consciences. Le Christianisme établit en Europe un clergé, non héréditaire, mais se recrutant par initiation, comme dans le Bouddhisme. La réforme protestante a réduit le rôle du sacerdoce, mais pas assez. Sa seule fonction devait être de garder le dépôt de la tradition religieuse, non de l’expliquer : il n’est pas même tenu de la comprendre. Or l’imprimerie a rendu cette fonction inutile, la tradition ne pouvant plus s’altérer.
D’ailleurs, la tradition religieuse n’est pas renfermée dans un livre unique ; la foi peut puiser à son gré dans les livres sacrés de tous les pays et de tous les temps. Elle peut préférer une religion ancienne à une religion moderne, car le lendemain n’a pas nécessairement raison contre la veille, et l’idéal n’est pas une question d’almanach. Elle peut revenir à une religion morte, si elle trouve que les peuples qui ont renié leurs antiques croyances ont eu tort, et que cette apostasie ne leur a pas porté bonheur. Elle peut se déterminer par des motifs pris en dehors de la tradition elle-même ; elle peut adopter une solution religieuse parce qu’elle la croit capable de grouper les données éparses de la science, conforme aux aspirations de l’esthétique, satisfaisante pour la morale. Il lui est permis d’interroger l’histoire, de juger l’arbre par ses fruits, et de repousser les systèmes qui ont eu des conséquences funestes pour s’attacher à ceux qui ont produit dans la science, l’art et la politique les résultats les plus avantageux pour la civilisation.
Si tels sont les fondements de la foi religieuse, si la religion ne peut s’appuyer que sur une adhésion réfléchie, il n’y a plus de place pour l’humiliante subordination d’une conscience à une autre conscience. La suppression du sacerdoce écarte le danger des persécutions religieuses et délivre la religion d’un bagage encombrant de pratiques arbitraires et de vaines superstitions. Mais l’affranchissement de la pensée serait plus apparent que réel, si le sacerdoce était remplacé, comme on l’a proposé à notre époque, par une hiérarchie officielle de grands lamas de la science et de mandarins lettrés. Puisse l’avenir se préserver d’une aristocratie d’intelligence ! Le joug des philosophes ne serait pas moins lourd à porter que celui des prêtres, et la civilisation ne gagnerait rien au changement. Il n’y aurait ni liberté pour la pensée ni aucun progrès possible : les idées de la veille fermeraient toujours la porte aux idées du lendemain.