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Les trois hommes que je viens de citer, gens de mérite assurément, ont toujours regardé M. Turgot avec une vénération profonde, qui devenait une sorte de culte, et je leur ai entendu dire souvent qu’ils se tenaient heureux d’avoir vécu dans le siècle où vivait M. Turgot. Les caractères dominans de cet esprit, que j’admirais comme eux, étaient la pénétration, qui fait saisir les rapports les plus justes entre les idées, et l’étendue, qui en lie un grand nombre en un corps de système. La clarté n’était pas son mérite. Quoiqu’il ne fût pas véritablement obscur, il n’avait pas les formes assez précises, ni assez propres à l’instruction. Souvent un trop grand circuit, trop de développemens nuisaient à ses explications. L’article Existence de l’Encyclopédie pèche par ce côté. Je n’ai pas trouvé, non plus, qu’il rangeât toujours les idées dans leur ordre le plus naturel, ni qu’il en suivit toujours la gradation, dont la force de son intelligence lui permettait de se passer.

L’esprit de M. Turgot était dans une activité continuelle ; mais lorsqu’il se mettait au travail, lorsqu’il était question d’écrire et de faire, il était lent et musard. Lent, parce qu’il voulait donner à tout un degré de perfection tel qu’il le concevait, naturellement difficile jusqu’à la minutie, et parce qu’il ne pouvait s’aider de personne, n’étant jamais content de ce qu’il n’avait pas fait lui-même ; il musait aussi beaucoup, perdant le temps à arranger son bureau, à tailler ses plumes, non pas