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UN BANQUET PATRIOTIQUE.

le dîner ne finit qu’à dix heures du soir. Il était un peu tard pour retourner à Bompart ; d’ailleurs, mon père ne pouvait convenablement se séparer de ses hôtes à la sortie de table ; il se détermina donc à coucher à Cavaillon, de sorte que le reste de la soirée se passa en conversations assez bruyantes. Enfin, peu à peu, chaque invité regagna son logis, et nous restâmes seuls. Mais, le lendemain, à son réveil, M. Gault ayant demandé à l’aubergiste quelle était la quote-part que devait mon père pour l’immense festin de la veille, qu’il croyait être un pique-nique, où chacun paye son couvert, cet homme lui remit un compte de plus de 1, 500 francs, les bons patriotes n’ayant pas payé un traître sou !… On nous dit bien que quelques-uns avaient exprimé le désir de payer leur part, mais que la très grande majorité avait répondu que ce serait faire injure au général Marbot !…

Le capitaine Gault était furieux de ce procédé, mais mon père, qui au premier moment n’en revenait pas d’étonnement, se prit ensuite à rire aux éclats, et dit à l’aubergiste de venir chercher son argent à Bompart, où nous retournâmes sur-le-champ, sans faire la moindre observation à notre châtelain, dont on récompensa très largement les serviteurs ; puis nous profitâmes de la baisse des eaux pour traverser enfin la Durance et nous rendre à Aix.

Quoique je ne fusse pas encore en âge de parler politique avec mon père, ce que je lui avais entendu dire me portait à croire que ses idées républicaines s’étaient grandement modifiées depuis deux ans, et que ce qu’il avait entendu au dîner de Cavaillon avait achevé de les ébranler ; mais il ne témoigna aucune mauvaise humeur au sujet du prétendu pique-nique. Il s’amusait même de la colère de M. Gault, qui répétait sans cesse : « Je ne m’étonne pas que, malgré la cherté des ortolans, ces