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DESCENTE DU RHONE.

étant horriblement défoncée, il était à craindre que nos voitures ne s’y brisassent, et qu’il serait préférable de les embarquer sur le Rhône, dont la descente nous offrirait un spectacle enchanteur.

Mon père, fort peu amateur de pittoresque, aurait dans tout autre moment rejeté cet avis ; mais comme il lui donnait le moyen de quitter un jour plus tôt la ville de Lyon, dont le séjour lui déplaisait dans les circonstances actuelles, il consentit à prendre le Rhône. Le colonel Ménard loua donc un grand bateau ; on y conduisit les deux voitures, et le lendemain, de grand matin, nous nous embarquâmes tous. Cette résolution faillit nous faire périr.

Nous étions en automne, les eaux étaient très basses, le bateau touchait et s’engravait à chaque instant, on craignait qu’il ne se déchirât. Nous couchâmes la première nuit à Saint-Péray, puis à Tain, et mîmes deux jours à descendre jusqu’à la hauteur de l’embouchure de la Drôme. Là nous trouvâmes beaucoup plus d’eau et marchâmes rapidement ; mais un de ces coups de vent affreux, qu’on nomme le mistral, nous ayant assaillis à un quart de lieue au-dessus de Pont-Saint-Esprit, les bateliers ne purent gagner le rivage. Ils perdirent la tête et se mirent en prières au lieu de travailler, pendant que le courant et un vent furieux poussaient le bateau vers le pont ! Nous allions heurter contre la pile du pont et être engloutis, lorsque mon père et nous tous, prenant des perches à crocs et les portant en avant fort à propos, parâmes le choc contre la pile vers laquelle nous étions entraînés. Le contre-coup fut si terrible qu’il nous fit tomber sur les bancs ; mais la secousse avait changé la direction du bateau, qui, par un bonheur presque miraculeux, enfila le dessous de l’arche. Les mariniers revinrent alors un peu de leur terreur et reprirent tant bien que mal la direction de leur barque ; mais le mistral continuait, et les deux