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MÉMOIRES DU GÉNÉRAL DE MARBOT.

forma bientôt une masse qui non seulement résistait à nos efforts, mais brisait les parois du gros glaçon dont le volume diminuait à chaque instant et nous faisait craindre de voir engloutir le malheureux que nous voulions sauver. Les bords de ce gros glaçon étaient d’ailleurs fort tranchants, ce qui nous forçait à choisir les parties sur lesquelles nous appuyions nos mains et nos poitrines en le poussant ; nous étions exténués ! Enfin, pour comble de malheur, en approchant du rivage, la glace se fendit sur plusieurs points, et la partie sur laquelle était le Russe ne présentait plus qu’une table de quelques pieds de large, incapable de soutenir ce pauvre diable qui allait couler, lorsque mon camarade et moi, sentant enfin que nous avions pied sur le fond de l’étang, passâmes nos épaules sous la table de glace et la portâmes au rivage, d’où on nous lança des cordes que nous attachâmes autour du Russe, et on le hissa enfin sur la berge. Nous sortîmes aussi de l’eau par le même moyen, car nous pouvions à peine nous soutenir, tant nous étions harassés, déchirés, meurtris, ensanglantés… Mon bon camarade Massy, qui m’avait suivi des yeux avec la plus grande anxiété pendant toute la traversée, avait eu la pensée de faire placer devant le feu du bivouac la couverture de son cheval, dont il m’enveloppa dès que je fus sur le rivage. Après m’être bien essuyé, je m’habillai et voulus m’étendre devant le feu ; mais le docteur Larrey s’y opposa et m’ordonna de marcher, ce que je ne pouvais faire qu’avec l’aide de deux chasseurs. L’Empereur vint féliciter le lieutenant d’artillerie et moi, sur le courage avec lequel nous avions entrepris et exécuté le sauvetage du blessé russe, et, appelant son mameluk Roustan, dont le cheval portait toujours des provisions de bouche, il nous fit verser d’excellent rhum, et nous