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MÉMOIRES DU GÉNÉRAL DE MARBOT.

facile de gagner la campagne, puisque j’étais séparé de lui par un large fossé plein d’eau que son cheval ne pouvait certainement pas franchir ; mais que j’allais le repasser et me rendre vers lui, puisqu’il convenait qu’on ne devait pas me faire rétrograder. Je repris donc ma route, escorté par le gendarme qui acheva de se dégriser. Nous causâmes, et la manière dont je m’étais rendu lorsqu’il m’eût été si facile de me sauver, faisant comprendre à cet homme que je pourrais bien être ce que je disais, il m’aurait laissé aller, n’eût été la responsabilité dont son camarade l’avait chargé. Enfin, il devint tout à fait accommodant, et me déclara qu’il ne me conduirait pas à Orthez, et se bornerait à consulter le maire de Puyoo, où nous allions passer. Mon entrée fut celle d’un malfaiteur : tous les habitants que l’orage avait ramenés au village se mirent aux fenêtres et sur leurs portes pour voir le criminel conduit par un gendarme. Le maire de Puyoo était un bon gros paysan très sensé, que nous trouvâmes dans sa grange occupé à battre son blé. Dès qu’il eut parcouru ma feuille de route, il dit gravement au gendarme : « Rendez sur-le-champ la liberté à ce jeune homme que vous n’aviez pas le droit d’arrêter, car un officier en voyage est désigné par ses papiers et non par ses habits. » Salomon eût-il mieux jugé ?

Le bon paysan ne se borna pas à cela : il voulut que je restasse chez lui jusqu’à la fin de l’orage, et m’offrit à goûter ; puis, tout en causant, il me dit qu’il avait vu jadis à Orthez un général qui se nommait Marbot. Je lui répondis que c’était mon père et lui donnai son signalement. Alors ce brave homme, nommé Bordenave, redoublant de politesse, voulut faire sécher mes vêtements et me retenir à coucher ; mais je le remerciai et repris la route d’Orthez, où j’arrivai à la nuit tombante, harassé de fatigue et tout courbaturé.