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MÉMOIRES DU GÉNÉRAL DE MARBOT.

Nous comptions entrer bientôt en vainqueurs à Lisbonne ; mais le prince de la Paix, qui avait appelé sans réflexion les troupes dans la Péninsule, s’effraya aussi sans réflexion de leur présence, et, pour s’en débarrasser, conclut avec le Portugal, à l’insu du premier Consul, un traité de paix qu’il eut l’adresse de faire ratifier par l’ambassadeur de France, Lucien Bonaparte, ce qui irrita vivement le premier Consul ; et de ce jour data l’inimitié des deux frères.

Les troupes françaises restèrent encore quelques mois en Portugal, où nous commençâmes l’année 1802 ; puis nous retournâmes en Espagne, et revînmes successivement dans nos charmantes garnisons de Zamora, Toro et Salamanque, où nous étions toujours si bien reçus.

Cette fois, je traversai l’Espagne à cheval avec mon régiment, et n’eus plus à redouter les horribles lits des posadas, puisque nous étions logés chaque soir chez les propriétaires les plus aisés. Les marches par étapes, lorsqu’on les fait avec un régiment et par le beau temps, ne manquent pas d’un certain charme. On change constamment de lieux sans quitter ses camarades ; on voit le pays dans ses plus grands détails ; on cause tout le long de la route ; on dîne ensemble, tantôt bien, tantôt mal, et l’on est à même d’observer les mœurs des habitants. Notre plus grand plaisir était de voir le soir les Espagnols, se réveillant de leur torpeur, danser le fandango et les boléros avec une agilité et une grâce parfaites, qui se trouvent même chez les villageois. Souvent le colonel leur offrait sa musique ; mais ils préféraient, avec raison, la guitare, les castagnettes et la voix d’une femme, cet accompagnement laissant à leur danse le caractère national. Ces bals improvisés en plein air par la classes ouvrière, tant dans les villes que dans les