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MÉMOIRES DU GÉNÉRAL DE MARBOT.

de mon père, l’ordre de tout vendre et de revenir à Paris tout de suite, ce qu’il avait fait. Rien ne me retenait donc plus sur les rives du Var, et j’avais hâte de rejoindre ma bonne mère ; mais la chose n’était pas facile, car à cette époque les voitures publiques étaient peu nombreuses : celle de Nice à Lyon ne partait que tous les deux jours, et elle était même retenue pour plusieurs semaines par une foule d’officiers blessés ou malades, venant comme moi de Gênes.

Pour sortir de l’embarras dans lequel cela nous jetait, le commandant R***, deux colonels, une douzaine d’officiers et moi, nous décidâmes de former une petite caravane afin de gagner Grenoble à pied, en traversant les contreforts des Alpes, par Grasse, Sisteron, Digne et Gap. Des mulets portaient nos petits bagages, ce qui nous permettait de faire huit ou dix lieues par jour. Bastide était avec moi et me fut d’un grand secours, car j’étais peu habitué à faire d’aussi longues routes à pied, et il faisait extrêmement chaud. Après huit jours d’une marche très difficile, nous parvînmes à Grenoble, où nous trouvâmes des voitures pour nous transporter à Lyon. Je revis avec peine cette ville et l’hôtel où j’avais logé avec mon père dans un temps plus heureux. Je désirais et redoutais de me retrouver auprès de ma mère et de mes frères. Il me semblait qu’ils allaient me demander compte de ce que j’avais fait de leur époux et de leur père ! Je revenais seul, et je l’avais laissé dans un tombeau sur la terre étrangère ! Ma douleur était des plus vives ; j’aurais eu besoin d’un ami qui la comprît et la partageât, tandis que le commandant R***, heureux, après tant de privations, d’avoir enfin retrouvé l’abondance et la bonne chère, était d’une gaieté folle qui me perçait le cœur. Aussi je résolus de partir sans lui pour Paris ; mais il prétendit, lorsque je n’avais aucun besoin de lui, qu’il