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MÉMOIRES DU GÉNÉRAL DE MARBOT.

notte ; mais enfin, se voyant sur le point d’être tournée, elle dut se retirer sur Voltri et de là sur Gênes, où elle s’enferma avec les deux autres divisions de l’aile droite.

J’entendais tous les généraux instruits déplorer la nécessité qui nous forçait à nous séparer du centre et de l’aile gauche ; mais j’étais alors si peu au fait de la guerre, que je n’en étais nullement affecté. Je comprenais bien que nous avions été battus ; mais comme j’avais pris de ma main, en avant de Montenotte, un officier de housards de Barco, et m’étais emparé de son panache que j’avais fièrement attaché à la têtière de la bride de mon cheval, il me semblait que ce trophée me donnait quelque ressemblance avec les chevaliers du moyen âge, revenant chargés des dépouilles des infidèles. Ma vanité puérile fut bientôt rabattue par un événement affreux. Pendant la retraite, et au moment où mon père me donnait un ordre à porter, il reçut une balle dans la jambe gauche, celle qui déjà avait été blessée d’une balle à l’armée des Pyrénées. La commotion fut si forte, que mon père serait tombé de cheval s’il ne se fût appuyé sur moi. Je l’éloignai du champ de bataille ; on le pansa, je voyais couler son sang et je me mis à pleurer… Il chercha à me calmer et me dit qu’un guerrier devait avoir plus de fermeté… On transporta mon père à Gênes, au palais Centurione, qu’il avait occupé pendant le dernier hiver. Nos trois divisions étant entrées dans Gênes, les Autrichiens en firent le blocus par terre et les Anglais par mer.

Je ne me sens pas le courage de décrire ce que la garnison et la population de Gênes eurent à souffrir pendant les deux mois que dura ce siège mémorable. La famine, la guerre et un terrible typhus firent des ravages immenses !… La garnison perdit dix mille hommes sur seize mille, et l’on ramassait tous les jours