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cette brume épaisse, qui offrait l’aspect d’une mer de nuages, Lemoine la domina facilement pendant toute la nuit ; la lune ne se levant qu’à une heure du matin, le capitaine du « Général Uhrich » n’avait, pour se guider, que la lumière des étoiles ; mais cette clarté était suffiante pour qu’il pût s’apercevoir que l’espèce de banquise, qui le séparait de la terre, semblait animée de mouvements rapides, qui changeaient de direction à mesure que l’altitude du ballon variait.

Un praticien émérite comme Lemoine devait immédiatement tirer de cette circonstance la conclusion que les mouvements de la brume n’étaient qu’une illusion, qu’en réalité elle ne bougeait pas ; mais que l’air était troublé par une série de courants superposés à des étages différents. Cette remarque suffit pour dicter la conduite que Lemoine tint en attendant le retour de la lumière.

En effet, en changeant constamment d’altitude, comme il était facile de le faire sans consommer beaucoup de lest, il voyageait successivement dans une série de directions diverses, de sorte qu’il était assuré de ne faire beaucoup de chemin, ni dans un sens ni dans un autre, à partir de la gare du Nord d’où il s’était élevé. Il était naturellement certain de ne pas s’éloigner beaucoup de Paris et, par conséquent, de ne point aller trouver son point d’atterrissage soit en Allemagne, soit sur l’Océan. Enfin, le soleil commença à poindre du côté de l’orient et Lemoine se mit en devoir de s’approcher de la surface de la terre, afin de reconnaître au-dessus de quelle région il planait. Après s’être laissé couler pendant quelques minutes, il ne tarda point à apercevoir le sol, mais il constata, en même temps, que la brume descendait jusqu’aux champs. Il ne voyait qu’un petit lambeau de pays. À travers le voile épais qui l’entourait, il reconnut cependant un grand nombre de villas, du genre de celles qui sont si communes aux environs de Paris et qu’il avait vu dans toutes les ascensions donner un aspect si caractéristique aux paysages voisins de la grande cité. Il en tira la conclusion qu’il ne s’était point trompé et que sa manœuvre avait réussi ; cependant on l’avait prévenu, avant son départ, que l’occupation allemande formait autour de la ville assiégée une ceinture dont l’épaisseur était de plus de cent kilomètres dans toutes les directions, de sorte qu’il fallait tâcher d’aller descendre plus loin, si on voulait être certain de ne pas tomber entre les mains de l’ennemi. Mais, pendant toute la nuit, il avait fait un froid horrible. Les trois passagers, qui étaient dans la nacelle du « Général Uhrich », étaient transis, ils étaient fatigués d’errer pendant près de neuf heures dans les ténèbres, leur constance et leur résignation étaient à bout.

Ces trois hommes avaient fait leurs preuves, puisqu’ils avaient risqué leur vie sans hésitation, mais en présence de la terre sur