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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

ses enfants. Je me sentais exercer un véritable empire sur cet esprit malade ; mais, à mesure que je détruisais une de ces allégations, il en retrouvait une autre de la même force, tout en se promenant à grands pas au fond de ma chambre.

Une circonstance bien particulière c’est que, madame Lenormant étant venue me rendre visite, monsieur Mortier, dès qu’elle entra, reprit une physionomie calme. Il ne pouvait rien changer à son étrange costume, mais il se rapprocha de la cheminée et se mit à causer paisiblement. Il fut question des affaires de Suisse, la grande préoccupation en ce moment. Il les expliqua avec beaucoup de lucidité et avec le bon sens politique qui ne le quittait jamais.

Je me réjouissais de le voir si bien apaisé ; mais, au moment même où madame Lenormant se retira, il se rejeta au fond de la chambre, reprit sa figure diabolique et le fil de ses extravagants discours, juste où il les avait quittés. Cela se prolongea encore assez longtemps.

Il s’approcha enfin de la fenêtre et me dit : « Il faut que je parte, le jour tombe, et mon scélérat de beau-père me fait toujours suivre par des gens armés de gros bâtons ; ils pourraient bien tomber sur moi, s’il faisait noir. Peut-être ne vous verrai-je pas demain ; j’ai l’idée de mener mes pauvres enfants au Havre. »

Il me quitta enfin, me laissant anéantie d’une si pénible scène (elle n’avait pas duré moins de trois heures) et fort préoccupée de ce qu’il y avait à faire en pareille conjoncture. Je me promis de demander conseil au chancelier. Il vint le soir ; mais il y avait du monde, et je dus me borner à le prier de venir me voir de bonne heure le lendemain matin.

Je reçus vers les midi une enveloppe très bien faite, fermée d’un grand cachet de cire rouge armorié, une