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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

Le chancelier se tira de ce procès avec sa perspicacité, son indulgence et sa justice accoutumées. Il s’y fit grand honneur. Mais le retentissement de ces débats, où deux ministres du Roi se trouvaient si étrangement compromis, exploité avec l’extrème malveillance des diverses oppositions, augmenñta le mauvais esprit qui commençait à régner partout.

Jamais gouvernement n’a été moins vénal et plus

    consciencieux allemand apporta les cent mille francs à monsieur de Montrond. « Vous pensez bien, ajoutait celui-ci, que je n’hésitai pas un moment à les empocher sans le moindre scrupule. »

    La délicatesse aurait été, sans doute, d’un autre avis ; mais elle n’était pas souvent, je crois, appelée au conseil de monsieur de Montrond.

    Ce singulier personnage, formé des travers du dix-huitième siècle et des vices du dix-neuvième, a su, pendant plus de soixante ans, côtoyer la boue sans jamais mettre les pieds tout à fait dedans. Son existence paraissait une énigme à tous. On lui voyait répandre l’argent noblement, largement, élégamment, souvent généreusement, et personne ne lui a connu un pouce de terre, un sol de rente, ni même des capitaux. Il jouait gros jeu, mais sans âpreté, ni plus heureusement qu’un autre, et il est mort sans laisser ni dettes, ni fortune.

    On ne saurait dire que monsieur de Montrond ait joui d’aucune considération ; toutefois il était reçu partout, fêté et recherché par beaucoup de gens haut placés. Cela tenait en partie à son esprit très remarquable, en partie aussi à la crainte qu’il inspirait. Il était railleur impitoyable, ne ménageait pas ses meilleurs amis, et emportait la pièce.

    J’en veux citer un exemple entre mille. Monsieur de Flahaut, charmant dans sa jeunesse, mais tout à fait sur le retour et devenu très chauve, se montrait éperdument amoureux d’une jeune et belle comtesse Potocka. Il affichait ce sentiment de façon à se rendre ridicule.

    Le jour de l’an approchant, il voulait trouver quelque chose n’ayant pas l’air d’un cadeau, mais de très élégant et de très recherché, pour servir d’étrennes à son idole. Le goût exquis de monsieur de Montrond étant reconnu de tous, monsieur de Flahaut alla le consulter. Il lui promit de s’en occuper.

    Le soir au club, à travers une table, et au milieu de vingt personnes, il l’apostropha : « Flahaut, lui dit-il très haut, tu cherchais ce matin un objet de peu de valeur, mais très rare, à offrir à la dame de tes pensées… donne-lui un de tes cheveux ; rien n’est plus rare. » Le ci-devant jeune homme pensa tomber à la renverse, mais il n’était pas reçu de répondre à monsieur de Montrond. Il se joignit aux rieurs.